lOMoARcPSD|11063499 17. Hésiode le mythe des races Histoire antique (Université Lumière-Lyon-II) StuDocu n'est pas sponsorisé ou supporté par une université ou école Téléchargé par Jack Black ([email protected]) lOMoARcPSD|11063499 1 Le mythe des races « Si tu le veux, je couronnerai mon récit par un autre, comme il convient et doctement. Et toi, mets-le en ton esprit. « D'or fut la première race d'hommes périssables que créèrent les Immortels, habitants de l'Olympe. C'était aux temps de Cronos, quand il régnait encore au ciel. Ils vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l'écart et à l'abri des peines et des misères: la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas; mais, bras et jarret toujours jeunes, ils s'égayaient dans les festins, loin de tous les maux. Mourant ils semblaient succomber au sommeil. Tous les biens étaient à eux: le sol fécond produisait de lui-même une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu de biens sans nombre. Depuis que le sol a recouvert ceux de cette race, ils sont, par le vouloir de Zeus puissant, les bons génies de la terre, gardiens des mortels, dispensateurs de la richesse: c'est le royal honneur qui leur fut départi. Puis une race bien inférieure, une race d'argent, plus tard fut créée encore – par les habitants de l'Olympe. Ceux-là ne ressemblaient ni pour la taille ni pour l'esprit à ceux de la race d'or. L'enfant, pendant cent ans, grandissait en jouant aux côtés de sa digne mère, l'âme toute puérile, dans sa maison. Et quand, croissant avec l'âge, ils atteignaient le terme qui marque l'entrée de l'adolescence, ils vivaient peu de temps, et, par leur folie, souffraient mille peines. Ils ne savaient pas s'abstenir entre eux d'une folle démesure. Ils refusaient d'offrir un culte aux immortels ou de sacrifier aux saints autels des Bienheureux, selon la loi des hommes qui se sont donné des demeures. Alors Zeus, fils de Cronos, les ensevelit, courroucé, parce qu'ils ne rendaient pas hommage aux dieux bienheureux qui possèdent l'Olympe. Et, quand le sol les eut recouverts à leur tour, ils devinrent ceux que les mortels appellent les Bienheureux des Enfers, génies inférieurs, mais que quelque honneur accompagne encore. Et Zeus, père des dieux, créa une troisième race d'hommes périssables, race de bronze, bien différente de la race d'argent, fille des frênes, terrible et puissante, Ceux-là ne songeaient qu'aux travaux gémissants d'Arès et aux œuvres de démesure. Ils ne mangeaient pas le pain; leur cœur était comme l'acier rigide; ils terrifiaient Puissante était leur force, invincibles les bras qui s'attachaient contre l'épaule à leur corps vigoureux. Leurs armes étaient de bronze, de bronze leurs maisons, avec le bronze ils labouraient, car le fer noir n'existait pas. Ils succombèrent eux, sous leurs propres bras et partirent pour le séjour moisi de l'Hadès frissonnant, sans laisser de nom sur la terre. Le noir trépas les prit, pour effrayants qu'ils fussent, et ils quittèrent l'éclatante lumière du soleil. Et, quand le sol eut de nouveau recouvert cette race, Zeus, fils de Cronos, en créa encore une quatrième sur la glèbe nourricière, plus juste et plus brave, race divine des héros que l'on nomme demi-dieux et dont la génération nous a précédés sur la terre sans limites. Téléchargé par Jack Black ([email protected]) lOMoARcPSD|11063499 2 Ceux-là périrent dans la dure guerre et dans la mêlée douloureuse, les uns devant les murs de Thèbes aux sept portes, sur le sol cadméen, en combattant pour les troupeaux d'Œdipe; les autres au-delà de l'abîme marin, à Troie, où la guerre les avait conduits sur des vaisseaux, pour Hélène aux beaux cheveux, et où la mort. qui tout achève, les enveloppa. À d'autres enfin, Zeus, fils de Cronos et père des dieux, a donné une existence et une demeure éloignées des hommes, en les établissant aux confins de la terre. C'est là qu'ils habitent, le cœur libre de soucis, dans les îles des Bienheureux, aux bords des tourbillons profonds de l'Océan, héros fortunés, pour qui le sol fécond porte trois fois l'an une florissante et douce récolte. Et plût au ciel que je n'eusse pas à mon tour à vivre au milieu de ceux de la la cinquième race, et que je fusse ou mort plus tôt ou né plus tard. Car c'est maintenant la race du fer. Ils ne cesseront ni le jour de souffrir fatigues et misères, ni la nuit d'être consumés par les dures angoisses que leur enverront les dieux. Du moins trouveront-ils encore quelques biens mêlés à leurs maux. Mais l'heure viendra où Zeus anéantira à son tour cette race d'hommes périssables: ce sera le moment où ils naîtront avec des tempes blanches. Le père alors ne ressemblera plus à ses fils ni les fils à leur père: l'hôte ne sera plus cher à son hôte, l'ami à son ami, le frère à son frère, ainsi qu'aux jours passés. À leurs parents, sitôt qu'ils vieilliront, ils ne montreront que mépris; pour se plaindre d'eux, ils s'exprimeront en paroles rudes, les méchants! et ne connaîtront même pas la crainte du Ciel. Aux vieillards qui les ont nourris ils refuseront les aliments. Nul prix ne s'attachera plus au serment tenu, au juste, au bien: c'est à l'artisan de crimes, à l'homme tout démesure qu'iront leurs respects; le seul droit sera la force, la conscience n'existera plus. Le lâche attaquera le brave avec des mots tortueux, qu'il appuiera d'un faux serment. Aux pas de tous les misérables humains s'attachera la jalousie, au langage amer, au front haineux, qui se plaît au mal. Alors, quittant pour l'Olympe la terre aux larges routes, cachant leurs beaux corps sous des voiles blancs, Conscience et Vergogne, délaissant les hommes, monteront vers les Éternels. De tristes souffrances resteront seules aux mortels: contre le mal il ne sera point de recours. » Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 106-202, trad. P. Mazon, CUF Téléchargé par Jack Black ([email protected]) lOMoARcPSD|11063499 3 Hésiode : Le mythe des races, dans les Travaux et les Jours, vers 108-202. Trad. P.Mazon, CUF cité dans Louise Bruit Zeidman : La religion grecque dans les cités à l’époque classique. A. Colin, 2007. p.150-151. Intro Ø Rappeler que pour les Grecs le mythe est d’abord un récit, gouverné par les lois de la narration ; il n’est pas l’invention d’un individu mais une histoire traditionnelle qui appartient à la mémoire d’une communauté et dans laquelle toute une société se reconnaît. C’est aussi une histoire qu’on raconte devant un public, ce qui suppose un contexte d’énonciation fortement souligné par la dernière génération d’hellénistes, ce qui a changé l’interprétation des mythes. Les fêtes en l’honneur des dieux, les concours et banquets, les lieux publics, le foyer domestique sont autant de contextes dans lesquelles se racontaient les mythes. Ce sont des histoires qui s’inscrivent dans une pratique rituelle et au sein d’institutions sociales. Enfin les mythes ne sont pas figés, même s’ils sont issus d’une tradition orale et ont été transmis par des textes, ils varient dans le temps, selon les auteurs, et leur interprétation reste délicate ! Ø Pour cet extrait d’Hésiode sur le mythe des races tiré de son poème Les Travaux et les Jours, de nombreuses interprétations (et débats historiographiques) ont émergé : sous l’influence d’historiens et anthropologues (Jean Pierre Vernant : Mythe et pensée chez les Grecs. 1965) a été proposée une analyse structurale du mythe, mais plus récemment d’autres historiens en ont suggéré une vision plus sociopolitique (Jean Claude Carrère : les démons, les héros et les rois de la cité de fer. Les ambiguïtés de la justice dans le mythe hésiodique des races et la naissance de la cité.11984) Ø On sait peu de choses sur la vie d’Hésiode, qui est avec Homère la principale référence des Grecs en matière d’explication de l’origine du monde et des hommes. C’est un paysan, établi dans la bourgade d’Ascra en Béotie, et il compose ses principales œuvres, la Théogonie (récit des origines du cosmos et des dieux) et les Travaux et les Jours (récit des débuts de l’humanité : l’extrait présent vient juste après le mythe de Prométhée et de Pandore) vers la fin du VIIIème siècle. Une époque « archaïque » marquée par une vague de colonisation qui pousse les grecs à rechercher de nouvelles terres et également par la lente émergence d’un nouveau système politique succédant aux royautés traditionnelles, celui de la Cité-Etat. Il semblerait que, si la Théogonie ait été récitée lors de fêtes ou de concours en l’honneur des dieux, celui les Travaux et les Jours ait été chanté lors de banquets qui étaient à l’époque une forme de sociabilité majeure de l’aristocratie. Hésiode évoque aussi dans cette oeuvre, juste après le mythe des races, les conflits paysans pour la terre (il serait en procès avec son frère Parsès pour des querelles d’héritage) et il accuse les puissants de Béotie et les rois voraces. D’où l’analyse plus sociopolitique qu’en ont fait certains historiens (JC Carrère), car l’approche récente des mythes préconise de ne jamais analyser le récit de manière isolée, mais de le rattacher à l’ensemble auquel il appartient. Ce qui est admis, c’est qu’Hésiode nous permet ici de saisir une pensée mythique vivante, 1 https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1986_act_329_1_1675 Téléchargé par Jack Black ([email protected]) lOMoARcPSD|11063499 4 celle d’une pensée adaptée à la société de son temps en reprenant un mythe ancien sur les origines de l’humanité, celui des races métalliques. Ø Le poète évoque donc ici comment Zeus aurait créé successivement cinq races – générations- d’hommes, associées à des métaux selon une hiérarchie allant des plus nobles (race d’or, puis d’argent) aux moins prestigieux (le bronze, puis le fer qui représente les hommes du temps du poète) mais il y introduit aussi celle des héros, une race non métallique, entre l’âge d’argent et celui du bronze. Le schéma directeur, malgré des incohérences sur lesquelles il faudra revenir, serait donc celui d’une déchéance progressive de l’humanité. Le poète apparaît pessimiste à propos de son époque, l’âge du fer, marquée par la peine des hommes, l’oubli de la justice (Dikè) et la victoire de la démesure (hybris). Ø Pb/ En quoi le récit d’Hésiode sur les origines de l’humanité lui permet-il d’interpeller les hommes de son temps en les exhortant à plus de respect de la justice ? I/ La construction du mythe des races A. L’analyse structurale des races métalliques (l.1+3+15+27+37+45) Hésiode relie dès le début le mythe des races à celui qui le précède, et le « couronne », celui de Prométhée. Chacun rend compte, à sa façon, d’un temps ancien où les hommes vivaient à l’abri des souffrances et de la mort, puis des maux de la condition humaine. Ce sont les « Immortels » habitants de l’Olympe, et en particulier Zeus, qui ont engendré les races successives d’hommes, puis les ont fait disparaître (l.12+22-23+37). Le destin des hommes est donc lié à la volonté divine. (l.3 « race d’or »+14 « race d’argent »+28 « race de bronze »+52 « race de fer ») Les races humaines semblent donc se succéder selon un ordre de déchéance progressive, et s’apparentent à des métaux du plus précieux au moins précieux, du supérieur à l’inférieur (l.14). D’un âge d’or où les hommes vivaient « comme les dieux » (l.5) selon un ordre fixé par Zeus, les hommes ont laissé s’installer le désordre, et le monde humain semble basculer peu à peu vers l’injustice (l.62) les malheurs et la mort (l.70). Toutefois un élément du récit d’Hésiode perturbe le schéma de déchéance, la race des héros (l.39) entre la race du bronze et celle du fer. En fait, selon l’analyse de JP Vernant, cette modification de la structure du mythe est liée à une volonté d’opposer les races deux à deux, comme le sont la justice et la démesure. Dans l’histoire de la race d’or et celle d’argent, c’est la justice (dikè) qui l’emporte : les premiers deviennent « les bons génies de la Terre » (l.12) les seconds « génies inférieurs » (l.26). Dans le deuxième couple, la race de bronze « terrible et puissante » (l.28-29) s’oppose à celle des héros « plus juste et plus brave » (l.38) mais la guerre et la démesure (l.30) les font disparaître. Enfin la race de fer, celle que connaît Hésiode, se subdivise en deux, marquée par l’ambiguïté entre le bien (l.54) et le risque de voir triompher l’Hybris et le mal (l.55+66-67). J.P. Vernant reconnaît dans ces trois couples un système de tripartition fonctionnelle que l’ethnologue G. Dumézil a montré à l’œuvre à travers toute la pensée religieuse des peuples Indo-Européens. La race d’or et d’argent correspondrait aux caractères de la royauté, à travers les symboles des métaux précieux. Aux bons rois qui pratiquent la justice à l’image des dieux succèdent les rois impies (race d’argent) Téléchargé par Jack Black ([email protected]) lOMoARcPSD|11063499 5 à l’image des Titans qui les ont combattus (l.20-21). Les hommes de la race de bronze se caractérisent par leur comportement de guerriers (l.31) comme les héros (l.40), mais ces derniers incarnent les combattants de la justice récompensés par Zeus (l.45-49). Enfin la race du fer, représente l’humanité agricole souffrante (l.52-53), la difficulté à sortir du sol sa subsistance, et qui oscille entre la justice et la démesure. Trois fonctions humaines du pouvoir, de la guerre et de la fécondité qui commandent la structure du mythe. B. La question de la place des héros dans le mythe La présence des héros dans le mythe d’Hésiode a donné lieu à des interprétations différentes. Le fait qu’ils n’aient pas de correspondance métallique au sein du récit a poussé certains anthropologues et historiens, comme J.P. Vernant, à l’expliquer comme un ajout ultérieur à un mythe plus ancien. Il faut remarquer que les héros interrompent le mouvement de décadence continu ; l’échelle métallique fonctionne à valeur décroissante, or le mythe présente la race des héros comme supérieure à la race de bronze qui l’a précédé (l.38). Une explication avancée par Victor Goldschmidt (1950) et reprise par J.P.Vernant consiste à retenir que le destin des races métalliques, après leur disparition, est d’être promu au rang de puissances divines. Les races d’or et d’argent deviennent des démons (l.12 et 25-26 « génies ») et ceux de bronze forment le peuple des morts dans l’Hadès (l.34-35). Les héros, eux, sont envoyés par Zeus « aux confins de la Terre (..) dans les Iles des Bienheureux (..) ». Hésiode aurait donc concilié dans son récit mythique deux traditions sans doute indépendantes à l’origine : un mythe généalogique des races, en rapport symbolique avec les métaux qui racontait le déclin moral de l’humanité ; d’autre part une division structurale du monde divin où il a ménagé une place pour les héros, dont il est établi par ailleurs que le culte entame son essor dans le monde grec vers le VIIIème siècle. Pour J.C.Carrère, l’interprétation de la présence des héros dans le mythe d’Hésiode reste délicate. Il conteste l’idée qu’il s’agit d’un additif ultérieur, même s’il note qu’Hésiode identifie les héros aux cycles homériques de la Thébaïde (l.41) et de l’Iliade (l.43) : or pour les contemporains d’Hésiode l’épopée homérique les précède immédiatement, ce qui permet de réinterpréter l’âge du fer comme leur époque. L’historien nuance cependant, leur absence de correspondance métallique pourrait indiquer non qu’ils aient été introduits tardivement dans le mythe mais au contraire qu’ils sont les seuls à avoir gardé leur nom ancien, peut-être mycénien (apport de la recherche archéologique montre l’ouverture de tombes aux VIIIè-VIIè liées aux héros épiques et associés à des offrandes). Le symbolisme des métaux serait alors plus récent, puisque le nom de race de fer ne peut avoir été introduite avant le IIè millénaire. De plus, Carrère remet aussi en cause la classification trifonctionnelle, mettant en avant que le culte des héros tel qu’il se répand à l’époque d’Hésiode est le résultat d’une longue fusion syncrétique entre les fonctions de guerriers modèles, mais aussi de rois historiques et de protecteurs des paysans. Ils deviennent les grands protecteurs des cités. Et le sort qui leur est réservé dans le mythe d’Hésiode (l.45-49) montre que le poète cherche à glorifier ce rôle de demi-dieux royaux protecteurs du travail agricole et de la fécondité. Téléchargé par Jack Black ([email protected]) lOMoARcPSD|11063499 6 C. La temporalité du mythe chez Hésiode Si le récit d’Hésiode se présente comme une généalogie de l’humanité, il faut remarquer que la structure du récit n’est pas strictement chronologique. Le temps du poète n’est pas linéaire, dans lequel chaque race viendrait se placer de manière définitive. Chaque race a sa propre temporalité, son âge, sa nature, ses qualités et ses défauts. Si la race d’or est dite « première » (l.3) ce n’est pas parce qu’elle est apparue avant les autres, mais parce qu’elle symbolise à travers l’or, des vertus au sommet d’une échelle de valeurs intemporelles. De même, la conception d’une déchéance humaine continue – interrompue par les héros – ne cadre pas avec un temps linéaire, mais plutôt, selon J.P. Vernant, cyclique. Les âges se succèdent pour former un cycle complet (de la naissance à la mort) qui achevé, recommence, mais dans l’ordre inverse, comme dans le mythe platonicien du Politique. Le temps cosmique se déroule dans un sens (d’une race juste, l’or, à une race de démesure, l’argent/ puis d’une race de démesure, le bronze, à celle des héros, plus justes). Hésiode se lamente (l.50-51) d’appartenir à la cinquième race, et qu’il ne soit pas « mort plus tôt ou né plus tard » : remarque incompréhensible si l’on envisage un temps humain constamment incliné vers le pire, mais qui prend un autre sens si l’on admet que la série des âges compose, comme la suite des saisons, un cycle renouvelable. Cette analyse est complétée par J.C. Carrère, qui ne conteste pas l’apparence cyclique du mythe, mais ajoute à l’analyse l’émergence d’un temps de l’histoire, une évolution du temps divin vers le temps humain, qui se cacherait derrière la réalisation d’un « plan de Zeus » ou d’une « pensée de Zeus ». Celui-ci manifeste en effet la volonté de créer une société humaine organisée, mais à chaque étape (or, argent, bronze, fer) émerge la lutte entre justice et démesure, qui symboliserait les luttes sociales entre les hommes. L’idée d’Hésiode est de faire à la fin triompher la justice, qui en constitue donc la clé de lecture. Pour Carrère, il s’agit pour ce mythe de préparer l’émergence de la cité-Etat. II/L’histoire d’une séparation du monde divin et du monde humain A. Les races d’or et d’argent : les dieux et les Titans L’âge d’or (l.3-13) est incontestablement celui des Rois (« royal honneur » l.13) car ils « vivent comme des dieux » à l’abri de la guerre – ce qui les oppose aux autres races – mais aussi du travail : la terre produit pour eux, spontanément (l.9-11) des biens sans nombre. De plus, la race d’or se situe « aux temps de Cronos » (l.4-5) : c’est un dieu souverain lié à la fonction royale. Chaque année à Olympie, à l’équinoxe de printemps, un collège de prêtres appelés « basilai » sacrifiait au sommet du mont Cronos. Ils sont aussi quasi-immortels (l.7-8) et c’est un privilège royal dédié à la race d’or d’être transformée en démons épicthoniens (l.12-13) : ils deviennent gardiens du respect de la justice parmi les hommes, et aussi ils favorisent la fécondité du sol et des troupeaux. Ils représentent donc le Bon Souverain à trois niveaux : dans le passé mythique c’est l’âge d’or de l’humanité idéalisée, dans l’époque d’Hésiode il est l’incarnation du roi juste et pieux, et dans le monde surnaturel c’est une catégorie de démons qui surveillent au nom de Zeus l’exercice régulier de la fonction royale. Téléchargé par Jack Black ([email protected]) lOMoARcPSD|11063499 7 L’argent se définit symboliquement par rapport à l’or, c’est un métal précieux inférieur (l.14). Ainsi la race d’argent se définit comme l’envers de la race d’or. A la souveraineté pieuse s’oppose la souveraineté impie (l.20-21) et la démesure. Cette hybris n’est pas guerrière, elle se place sur le terrain religieux, ils refusent d’honorer les dieux de l’Olympe et la souveraineté de Zeus, maître de la justice (l.23-24). Cette hybris prend donc la forme de l’impiété, et elle est punie par Zeus : la race d’argent, contrepartie de la race d’or, est transformée en démons hypocthoniens. L’analogie avec les Titans est frappante : même caractère, même fonction, même destin. Et c’est parce qu’ils sont candidats à la souveraineté, au pouvoir, que les hommes d’argent comme les Titans ont une vocation royale reconnue (l.26) bien qu’ils doivent disparaître de la lumière du jour. B. Les races de bronze et des héros : le temps des guerriers La race de bronze se distingue de celle d’argent par sa nature guerrière (l.28-30) : leur hybris est d’abord militaire, expression de la force brutale, de la vigueur physique et de la terreur (l.31). La guerre semble les occuper à plein temps, puisqu’ils « ne mangeaient pas le pain ; leur cœur était comme l’acier rigide » mais Hésiode mentionne pourtant qu’ « avec le bronze ils labouraient » (l.33). C’est que le bronze, dans la pensée religieuse des Grecs, est lié à la puissance des armes du guerrier (cuirasse, casque, bouclier) et ne féconde donc pas la terre. Ici il s’agit d’un rite militaire, pas d’un travail agricole. Ces hommes sont donc entièrement tournés vers la guerre (l.32-33) qui conduit à leur perte car ce n’est pas Zeus qui les détruit (l.34-35), mais ils « succombèrent, eux sous leurs propres bras ». Ils n’ont droit à aucun honneur (l.35-36) et sombrent dans l’anonymat de la mort. J.P.Vernant rapproche cette race de bronze aux Géants, comme Talos, le gardien de la Crète dont le corps entier est en bronze, mais qui est issu d’un frêne (l.29). D’ailleurs la Théogonie raconte comment naissent ensemble « les grands Géants aux armes étincelantes (en bronze), tenant en main leur javeline (en frêne) et les Nymphes que l’on appelle Méliennes »(v.185-186). On sait aussi que les Arcadiens, les Thébains ou les Spartiates se disaient descendre de Géants. La race des héros appartient à la même sphère fonctionnelle, celle du combat militaire (l.3740). Mais elle est plus juste et plus courageuse que la race de bronze : sa dikè se situe donc sur le même plan militaire que l’hybris du bronze, mais les héros sont des guerriers justes qui reconnaissent leurs limites et se soumettent à l’ordre supérieur de Zeus. C’est pourquoi celuici leur offre un destin semblable aux dieux (l.45-49) libérés des soucis de leur subsistance. C’est que dans les mythes grecs, Zeus avait besoin de guerriers pour lutter contre les Titans et les Géants, afin d’assurer le règne des Olympiens ; les héros correspondraient donc à ces guerriers serviteurs de l’ordre, les Hécatoncheires, dont la récompense est aussi une place de demi-dieu dans les « Iles des Bienheureux ». C’est ainsi que l’on peut percevoir, dans l’action de Zeus, son arrière-pensée politique : associer la fonction guerrière à la souveraineté politique. C. La race de fer : le temps des souffrances humaines Le tableau de la race de fer est déjà évoqué par Hésiode dans le mythe de Prométhée et de Pandora. Son destin (l.52-54) est marqué par les maladies, la vieillesse, l’angoisse du lendemain, la mort. Si Pandora n’est pas citée dans l’extrait, c’est bien des maux qu’elle a Téléchargé par Jack Black ([email protected]) lOMoARcPSD|11063499 8 engendré qu’il s’agit : la misère humaine, liée au labeur, à la nécessité de tirer difficilement sa subsistance de la terre. Il y a donc bien, à partir de la race de fer, une séparation assez nette entre le monde des hommes et celui des dieux, et le but du poème est de le proclamer. Mais cette vie des hommes de fer est ambivalente (l.54-55), marquée par quelques bienfaits, car Zeus a voulu que le bien et le mal soient indissociables. L’espoir demeure, malgré tout, mais la race de fer s’oppose bien à celle des héros et celle de l’âge d’or qui n’ont pas à se préoccuper de leur survie terrestre, car le sol est spontanément fécond pour eux, grâce à la volonté de Zeus. Pour J.P. Vernant, l’agriculteur d’Hésiode (lui-même paysan) doit choisir entre deux attitudes : la bonne, qui incite au travail pour accroître son bien et respecter l’ordre, c’est ainsi que Zeus le récompensera par la prospérité. Ou la mauvaise, l’hybris et la révolte contre l’ordre qui conduit à remettre en cause les valeurs religieuses et sociales : le respect des dieux (l.60-61), le respect des parents (l.59-61), le respect des serments (l.62-63). III/ Le regard d’Hésiode sur son temps : la race de fer aux portes de la déchéance ? A. Un cycle des âges qui tend vers la vieillesse Le mythe se construit sur des oppositions et sur une destinée dont seul Zeus connaît la fin (l.55). Mais il y a bien un schéma directeur : la race d’or et d’argent sont marqués par une vitalité toute jeune (l.6+18-19), celle de bronze et des héros ignore le jeune et le vieux, et celle du fer est au contraire marquée par un temps vieilli et usé. Quel sens lui donner ? Les races d’or et d’argent sont éternellement jeunes, comme ils sont royaux. Mais leur valeur symbolique est opposée, du positif au négatif : les hommes d’or vivent « toujours jeunes » et quasiment sans mort (l.8) comme les dieux, alors que ceux d’argent sont enfermés dans une éternelle enfance/adolescence dans laquelle ils se perdent (l.19). Ils ne franchissent donc pas l’âge mûr auquel les jeunes gens sont soumis à la discipline militaire. Pour les hommes de bronze et les héros, Hésiode ne précise pas leur âge, mais ils n’ont pas le temps de vieillir tout comme ils n’ont pas eu d’enfance : ils sont nés adultes pour combattre. Par contre l’âge de fer est marqué par la vieillesse, la peine et l’usure du travail. A ce temps qui fait vieillir prématurément les hommes, la perspective n’est guère réjouissante car selon la volonté de Zeus : « ce sera le moment où ils naîtront avec des tempes blanches » (l.56). L’époque d’Hésiode est donc encore un temps d’ambivalence, fait de joies et de peines, de jeunes et de vieux (l.57), mais un jour viendra si l’on cède à la démesure, où la naissance sera inversée en vieillesse et donc la fécondité impossible. B. La place de la justice dans le mythe : révélateur des tensions sociales J.P.Vernant souligne bien que la justice a pris une place centrale dans l’univers religieux d’Hésiode, sous la forme d’une divinité, fille de Zeus et vénérée dans l’Olympe. Pour lui cette place doit être rapprochée des transformations de la vie sociale entre le VIIIè et le VIIè en Grèce. Ainsi un agriculteur béotien peut repenser les vieux mythes pour en rajeunir le sens. Le mythe des races viserait à édifier le frère d’Hésiode, Persès, à renoncer à l’hybris, à se mettre au travail et à ne plus chercher querelle à son frère : l’appel au respect des frères, des parents (l.57-59) peut y faire allusion. Mais l’appel s’adresse aussi aux basileis, chargés de régler les querelles, d’arbitrer les procès. Ils ne sont pas sur le même plan que Persès, leur rôle n’est pas Téléchargé par Jack Black ([email protected]) lOMoARcPSD|11063499 9 de travailler et Hésiode ne le dit pas (l.9), mais ils doivent respecter la Dikè avec des sentences droites. Il y a donc un intérêt particulier, et une solidarité étroite dans le mythe, entre la fonction judicaire des rois et celle de l’agriculteur qui féconde la terre. Le mythe aurait donc un double message, adressé au cultivateur Persès pour l’exhorter au travail, seul moyen de résoudre ses dettes et la pauvreté ; mais aussi aux rois-aristocrates vivant en ville, passant leur temps à l’agora et qui n’ont pas à travailler. Dans le monde d’Hésiode coexiste effectivement deux catégories, les petits et les grands, les agriculteurs et les rois/aristocrates. Dans cet univers, la seule valeur qui importe c’est la justice, si elle disparaît le monde sombre dans le chaos (l.70). Téléchargé par Jack Black ([email protected])