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17. Hésiode le mythe des races
Histoire antique (Université Lumière-Lyon-II)
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Le mythe des races
« Si tu le veux, je couronnerai mon récit par un autre, comme il convient et
doctement. Et toi, mets-le en ton esprit.
« D'or fut la première race d'hommes périssables que créèrent les Immortels,
habitants de l'Olympe. C'était aux temps de Cronos, quand il régnait encore au ciel. Ils
vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l'écart et à l'abri des peines et des
misères: la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas; mais, bras et jarret toujours jeunes, ils
s'égayaient dans les festins, loin de tous les maux. Mourant ils semblaient succomber au
sommeil. Tous les biens étaient à eux: le sol fécond produisait de lui-même une abondante
et généreuse récolte, et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu de
biens sans nombre. Depuis que le sol a recouvert ceux de cette race, ils sont, par le vouloir
de Zeus puissant, les bons génies de la terre, gardiens des mortels, dispensateurs de la
richesse: c'est le royal honneur qui leur fut départi.
Puis une race bien inférieure, une race d'argent, plus tard fut créée encore – par les
habitants de l'Olympe. Ceux-là ne ressemblaient ni pour la taille ni pour l'esprit à ceux de la
race d'or. L'enfant, pendant cent ans, grandissait en jouant aux côtés de sa digne mère,
l'âme toute puérile, dans sa maison. Et quand, croissant avec l'âge, ils atteignaient le terme
qui marque l'entrée de l'adolescence, ils vivaient peu de temps, et, par leur folie, souffraient
mille peines. Ils ne savaient pas s'abstenir entre eux d'une folle démesure. Ils refusaient
d'offrir un culte aux immortels ou de sacrifier aux saints autels des Bienheureux, selon la loi
des hommes qui se sont donné des demeures. Alors Zeus, fils de Cronos, les ensevelit,
courroucé, parce qu'ils ne rendaient pas hommage aux dieux bienheureux qui possèdent
l'Olympe. Et, quand le sol les eut recouverts à leur tour, ils devinrent ceux que les mortels
appellent les Bienheureux des Enfers, génies inférieurs, mais que quelque honneur
accompagne encore.
Et Zeus, père des dieux, créa une troisième race d'hommes périssables, race de
bronze, bien différente de la race d'argent, fille des frênes, terrible et puissante, Ceux-là ne
songeaient qu'aux travaux gémissants d'Arès et aux œuvres de démesure. Ils ne mangeaient
pas le pain; leur cœur était comme l'acier rigide; ils terrifiaient Puissante était leur force,
invincibles les bras qui s'attachaient contre l'épaule à leur corps vigoureux. Leurs armes
étaient de bronze, de bronze leurs maisons, avec le bronze ils labouraient, car le fer noir
n'existait pas. Ils succombèrent eux, sous leurs propres bras et partirent pour le séjour moisi
de l'Hadès frissonnant, sans laisser de nom sur la terre. Le noir trépas les prit, pour
effrayants qu'ils fussent, et ils quittèrent l'éclatante lumière du soleil.
Et, quand le sol eut de nouveau recouvert cette race, Zeus, fils de Cronos, en créa
encore une quatrième sur la glèbe nourricière, plus juste et plus brave, race divine des héros
que l'on nomme demi-dieux et dont la génération nous a précédés sur la terre sans limites.
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Ceux-là périrent dans la dure guerre et dans la mêlée douloureuse, les uns devant les murs
de Thèbes aux sept portes, sur le sol cadméen, en combattant pour les troupeaux d'Œdipe;
les autres au-delà de l'abîme marin, à Troie, où la guerre les avait conduits sur des vaisseaux,
pour Hélène aux beaux cheveux, et où la mort. qui tout achève, les enveloppa.
À d'autres enfin, Zeus, fils de Cronos et père des dieux, a donné une existence et une
demeure éloignées des hommes, en les établissant aux confins de la terre. C'est là qu'ils
habitent, le cœur libre de soucis, dans les îles des Bienheureux, aux bords des tourbillons
profonds de l'Océan, héros fortunés, pour qui le sol fécond porte trois fois l'an une
florissante et douce récolte.
Et plût au ciel que je n'eusse pas à mon tour à vivre au milieu de ceux de la la
cinquième race, et que je fusse ou mort plus tôt ou né plus tard. Car c'est maintenant la race
du fer. Ils ne cesseront ni le jour de souffrir fatigues et misères, ni la nuit d'être consumés
par les dures angoisses que leur enverront les dieux. Du moins trouveront-ils encore
quelques biens mêlés à leurs maux. Mais l'heure viendra où Zeus anéantira à son tour cette
race d'hommes périssables: ce sera le moment où ils naîtront avec des tempes blanches. Le
père alors ne ressemblera plus à ses fils ni les fils à leur père: l'hôte ne sera plus cher à son
hôte, l'ami à son ami, le frère à son frère, ainsi qu'aux jours passés. À leurs parents, sitôt
qu'ils vieilliront, ils ne montreront que mépris; pour se plaindre d'eux, ils s'exprimeront en
paroles rudes, les méchants! et ne connaîtront même pas la crainte du Ciel. Aux vieillards qui
les ont nourris ils refuseront les aliments. Nul prix ne s'attachera plus au serment tenu, au
juste, au bien: c'est à l'artisan de crimes, à l'homme tout démesure qu'iront leurs respects; le
seul droit sera la force, la conscience n'existera plus. Le lâche attaquera le brave avec des
mots tortueux, qu'il appuiera d'un faux serment. Aux pas de tous les misérables humains
s'attachera la jalousie, au langage amer, au front haineux, qui se plaît au mal. Alors, quittant
pour l'Olympe la terre aux larges routes, cachant leurs beaux corps sous des voiles blancs,
Conscience et Vergogne, délaissant les hommes, monteront vers les Éternels. De tristes
souffrances resteront seules aux mortels: contre le mal il ne sera point de recours. »
Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 106-202, trad. P. Mazon, CUF
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Hésiode : Le mythe des races, dans les Travaux et les Jours, vers 108-202. Trad. P.Mazon,
CUF cité dans Louise Bruit Zeidman : La religion grecque dans les cités à l’époque
classique. A. Colin, 2007. p.150-151.
Intro
Ø Rappeler que pour les Grecs le mythe est d’abord un récit, gouverné par les lois de la
narration ; il n’est pas l’invention d’un individu mais une histoire traditionnelle qui
appartient à la mémoire d’une communauté et dans laquelle toute une société se
reconnaît. C’est aussi une histoire qu’on raconte devant un public, ce qui suppose un
contexte d’énonciation fortement souligné par la dernière génération d’hellénistes, ce
qui a changé l’interprétation des mythes. Les fêtes en l’honneur des dieux, les
concours et banquets, les lieux publics, le foyer domestique sont autant de contextes
dans lesquelles se racontaient les mythes. Ce sont des histoires qui s’inscrivent dans
une pratique rituelle et au sein d’institutions sociales. Enfin les mythes ne sont pas
figés, même s’ils sont issus d’une tradition orale et ont été transmis par des textes, ils
varient dans le temps, selon les auteurs, et leur interprétation reste délicate !
Ø Pour cet extrait d’Hésiode sur le mythe des races tiré de son poème Les Travaux et les
Jours, de nombreuses interprétations (et débats historiographiques) ont émergé : sous
l’influence d’historiens et anthropologues (Jean Pierre Vernant : Mythe et pensée chez
les Grecs. 1965) a été proposée une analyse structurale du mythe, mais plus
récemment d’autres historiens en ont suggéré une vision plus sociopolitique (Jean
Claude Carrère : les démons, les héros et les rois de la cité de fer. Les ambiguïtés de la
justice dans le mythe hésiodique des races et la naissance de la cité.11984)
Ø On sait peu de choses sur la vie d’Hésiode, qui est avec Homère la principale
référence des Grecs en matière d’explication de l’origine du monde et des hommes.
C’est un paysan, établi dans la bourgade d’Ascra en Béotie, et il compose ses
principales œuvres, la Théogonie (récit des origines du cosmos et des dieux) et les
Travaux et les Jours (récit des débuts de l’humanité : l’extrait présent vient juste après
le mythe de Prométhée et de Pandore) vers la fin du VIIIème siècle. Une époque
« archaïque » marquée par une vague de colonisation qui pousse les grecs à rechercher
de nouvelles terres et également par la lente émergence d’un nouveau système
politique succédant aux royautés traditionnelles, celui de la Cité-Etat. Il semblerait
que, si la Théogonie ait été récitée lors de fêtes ou de concours en l’honneur des dieux,
celui les Travaux et les Jours ait été chanté lors de banquets qui étaient à l’époque une
forme de sociabilité majeure de l’aristocratie. Hésiode évoque aussi dans cette oeuvre,
juste après le mythe des races, les conflits paysans pour la terre (il serait en procès
avec son frère Parsès pour des querelles d’héritage) et il accuse les puissants de Béotie
et les rois voraces. D’où l’analyse plus sociopolitique qu’en ont fait certains historiens
(JC Carrère), car l’approche récente des mythes préconise de ne jamais analyser le
récit de manière isolée, mais de le rattacher à l’ensemble auquel il appartient. Ce qui
est admis, c’est qu’Hésiode nous permet ici de saisir une pensée mythique vivante,
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https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1986_act_329_1_1675
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celle d’une pensée adaptée à la société de son temps en reprenant un mythe ancien sur
les origines de l’humanité, celui des races métalliques.
Ø Le poète évoque donc ici comment Zeus aurait créé successivement cinq races –
générations- d’hommes, associées à des métaux selon une hiérarchie allant des plus
nobles (race d’or, puis d’argent) aux moins prestigieux (le bronze, puis le fer qui
représente les hommes du temps du poète) mais il y introduit aussi celle des héros, une
race non métallique, entre l’âge d’argent et celui du bronze. Le schéma directeur,
malgré des incohérences sur lesquelles il faudra revenir, serait donc celui d’une
déchéance progressive de l’humanité. Le poète apparaît pessimiste à propos de son
époque, l’âge du fer, marquée par la peine des hommes, l’oubli de la justice (Dikè) et
la victoire de la démesure (hybris).
Ø Pb/ En quoi le récit d’Hésiode sur les origines de l’humanité lui permet-il d’interpeller
les hommes de son temps en les exhortant à plus de respect de la justice ?
I/ La construction du mythe des races
A. L’analyse structurale des races métalliques
(l.1+3+15+27+37+45) Hésiode relie dès le début le mythe des races à celui qui le précède, et
le « couronne », celui de Prométhée. Chacun rend compte, à sa façon, d’un temps ancien où
les hommes vivaient à l’abri des souffrances et de la mort, puis des maux de la condition
humaine. Ce sont les « Immortels » habitants de l’Olympe, et en particulier Zeus, qui ont
engendré les races successives d’hommes, puis les ont fait disparaître (l.12+22-23+37). Le
destin des hommes est donc lié à la volonté divine.
(l.3 « race d’or »+14 « race d’argent »+28 « race de bronze »+52 « race de fer ») Les races
humaines semblent donc se succéder selon un ordre de déchéance progressive, et
s’apparentent à des métaux du plus précieux au moins précieux, du supérieur à l’inférieur
(l.14). D’un âge d’or où les hommes vivaient « comme les dieux » (l.5) selon un ordre fixé par
Zeus, les hommes ont laissé s’installer le désordre, et le monde humain semble basculer peu à
peu vers l’injustice (l.62) les malheurs et la mort (l.70).
Toutefois un élément du récit d’Hésiode perturbe le schéma de déchéance, la race des héros
(l.39) entre la race du bronze et celle du fer. En fait, selon l’analyse de JP Vernant, cette
modification de la structure du mythe est liée à une volonté d’opposer les races deux à deux,
comme le sont la justice et la démesure. Dans l’histoire de la race d’or et celle d’argent, c’est
la justice (dikè) qui l’emporte : les premiers deviennent « les bons génies de la Terre » (l.12)
les seconds « génies inférieurs » (l.26). Dans le deuxième couple, la race de bronze « terrible
et puissante » (l.28-29) s’oppose à celle des héros « plus juste et plus brave » (l.38) mais la
guerre et la démesure (l.30) les font disparaître. Enfin la race de fer, celle que connaît
Hésiode, se subdivise en deux, marquée par l’ambiguïté entre le bien (l.54) et le risque de voir
triompher l’Hybris et le mal (l.55+66-67). J.P. Vernant reconnaît dans ces trois couples un
système de tripartition fonctionnelle que l’ethnologue G. Dumézil a montré à l’œuvre à
travers toute la pensée religieuse des peuples Indo-Européens. La race d’or et d’argent
correspondrait aux caractères de la royauté, à travers les symboles des métaux précieux. Aux
bons rois qui pratiquent la justice à l’image des dieux succèdent les rois impies (race d’argent)
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à l’image des Titans qui les ont combattus (l.20-21). Les hommes de la race de bronze se
caractérisent par leur comportement de guerriers (l.31) comme les héros (l.40), mais ces
derniers incarnent les combattants de la justice récompensés par Zeus (l.45-49). Enfin la race
du fer, représente l’humanité agricole souffrante (l.52-53), la difficulté à sortir du sol sa
subsistance, et qui oscille entre la justice et la démesure. Trois fonctions humaines du pouvoir,
de la guerre et de la fécondité qui commandent la structure du mythe.
B. La question de la place des héros dans le mythe
La présence des héros dans le mythe d’Hésiode a donné lieu à des interprétations différentes.
Le fait qu’ils n’aient pas de correspondance métallique au sein du récit a poussé certains
anthropologues et historiens, comme J.P. Vernant, à l’expliquer comme un ajout ultérieur à un
mythe plus ancien. Il faut remarquer que les héros interrompent le mouvement de décadence
continu ; l’échelle métallique fonctionne à valeur décroissante, or le mythe présente la race
des héros comme supérieure à la race de bronze qui l’a précédé (l.38). Une explication
avancée par Victor Goldschmidt (1950) et reprise par J.P.Vernant consiste à retenir que le
destin des races métalliques, après leur disparition, est d’être promu au rang de puissances
divines. Les races d’or et d’argent deviennent des démons (l.12 et 25-26 « génies ») et ceux de
bronze forment le peuple des morts dans l’Hadès (l.34-35). Les héros, eux, sont envoyés par
Zeus « aux confins de la Terre (..) dans les Iles des Bienheureux (..) ». Hésiode aurait donc
concilié dans son récit mythique deux traditions sans doute indépendantes à l’origine : un
mythe généalogique des races, en rapport symbolique avec les métaux qui racontait le déclin
moral de l’humanité ; d’autre part une division structurale du monde divin où il a ménagé une
place pour les héros, dont il est établi par ailleurs que le culte entame son essor dans le monde
grec vers le VIIIème siècle.
Pour J.C.Carrère, l’interprétation de la présence des héros dans le mythe d’Hésiode reste
délicate. Il conteste l’idée qu’il s’agit d’un additif ultérieur, même s’il note qu’Hésiode
identifie les héros aux cycles homériques de la Thébaïde (l.41) et de l’Iliade (l.43) : or pour
les contemporains d’Hésiode l’épopée homérique les précède immédiatement, ce qui permet
de réinterpréter l’âge du fer comme leur époque. L’historien nuance cependant, leur absence
de correspondance métallique pourrait indiquer non qu’ils aient été introduits tardivement
dans le mythe mais au contraire qu’ils sont les seuls à avoir gardé leur nom ancien, peut-être
mycénien (apport de la recherche archéologique montre l’ouverture de tombes aux VIIIè-VIIè
liées aux héros épiques et associés à des offrandes). Le symbolisme des métaux serait alors
plus récent, puisque le nom de race de fer ne peut avoir été introduite avant le IIè millénaire.
De plus, Carrère remet aussi en cause la classification trifonctionnelle, mettant en avant que le
culte des héros tel qu’il se répand à l’époque d’Hésiode est le résultat d’une longue fusion
syncrétique entre les fonctions de guerriers modèles, mais aussi de rois historiques et de
protecteurs des paysans. Ils deviennent les grands protecteurs des cités. Et le sort qui leur est
réservé dans le mythe d’Hésiode (l.45-49) montre que le poète cherche à glorifier ce rôle de
demi-dieux royaux protecteurs du travail agricole et de la fécondité.
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C. La temporalité du mythe chez Hésiode
Si le récit d’Hésiode se présente comme une généalogie de l’humanité, il faut remarquer que
la structure du récit n’est pas strictement chronologique. Le temps du poète n’est pas linéaire,
dans lequel chaque race viendrait se placer de manière définitive. Chaque race a sa propre
temporalité, son âge, sa nature, ses qualités et ses défauts. Si la race d’or est dite « première »
(l.3) ce n’est pas parce qu’elle est apparue avant les autres, mais parce qu’elle symbolise à
travers l’or, des vertus au sommet d’une échelle de valeurs intemporelles. De même, la
conception d’une déchéance humaine continue – interrompue par les héros – ne cadre pas
avec un temps linéaire, mais plutôt, selon J.P. Vernant, cyclique. Les âges se succèdent pour
former un cycle complet (de la naissance à la mort) qui achevé, recommence, mais dans
l’ordre inverse, comme dans le mythe platonicien du Politique. Le temps cosmique se déroule
dans un sens (d’une race juste, l’or, à une race de démesure, l’argent/ puis d’une race de
démesure, le bronze, à celle des héros, plus justes). Hésiode se lamente (l.50-51) d’appartenir
à la cinquième race, et qu’il ne soit pas « mort plus tôt ou né plus tard » : remarque
incompréhensible si l’on envisage un temps humain constamment incliné vers le pire, mais
qui prend un autre sens si l’on admet que la série des âges compose, comme la suite des
saisons, un cycle renouvelable.
Cette analyse est complétée par J.C. Carrère, qui ne conteste pas l’apparence cyclique du
mythe, mais ajoute à l’analyse l’émergence d’un temps de l’histoire, une évolution du temps
divin vers le temps humain, qui se cacherait derrière la réalisation d’un « plan de Zeus » ou
d’une « pensée de Zeus ». Celui-ci manifeste en effet la volonté de créer une société humaine
organisée, mais à chaque étape (or, argent, bronze, fer) émerge la lutte entre justice et
démesure, qui symboliserait les luttes sociales entre les hommes. L’idée d’Hésiode est de faire
à la fin triompher la justice, qui en constitue donc la clé de lecture. Pour Carrère, il s’agit pour
ce mythe de préparer l’émergence de la cité-Etat.
II/L’histoire d’une séparation du monde divin et du monde humain
A. Les races d’or et d’argent : les dieux et les Titans
L’âge d’or (l.3-13) est incontestablement celui des Rois (« royal honneur » l.13) car ils
« vivent comme des dieux » à l’abri de la guerre – ce qui les oppose aux autres races – mais
aussi du travail : la terre produit pour eux, spontanément (l.9-11) des biens sans nombre. De
plus, la race d’or se situe « aux temps de Cronos » (l.4-5) : c’est un dieu souverain lié à la
fonction royale. Chaque année à Olympie, à l’équinoxe de printemps, un collège de prêtres
appelés « basilai » sacrifiait au sommet du mont Cronos. Ils sont aussi quasi-immortels (l.7-8)
et c’est un privilège royal dédié à la race d’or d’être transformée en démons épicthoniens
(l.12-13) : ils deviennent gardiens du respect de la justice parmi les hommes, et aussi ils
favorisent la fécondité du sol et des troupeaux. Ils représentent donc le Bon Souverain à trois
niveaux : dans le passé mythique c’est l’âge d’or de l’humanité idéalisée, dans l’époque
d’Hésiode il est l’incarnation du roi juste et pieux, et dans le monde surnaturel c’est une
catégorie de démons qui surveillent au nom de Zeus l’exercice régulier de la fonction royale.
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L’argent se définit symboliquement par rapport à l’or, c’est un métal précieux inférieur (l.14).
Ainsi la race d’argent se définit comme l’envers de la race d’or. A la souveraineté pieuse
s’oppose la souveraineté impie (l.20-21) et la démesure. Cette hybris n’est pas guerrière, elle
se place sur le terrain religieux, ils refusent d’honorer les dieux de l’Olympe et la souveraineté
de Zeus, maître de la justice (l.23-24). Cette hybris prend donc la forme de l’impiété, et elle
est punie par Zeus : la race d’argent, contrepartie de la race d’or, est transformée en démons
hypocthoniens. L’analogie avec les Titans est frappante : même caractère, même fonction,
même destin. Et c’est parce qu’ils sont candidats à la souveraineté, au pouvoir, que les
hommes d’argent comme les Titans ont une vocation royale reconnue (l.26) bien qu’ils
doivent disparaître de la lumière du jour.
B. Les races de bronze et des héros : le temps des guerriers
La race de bronze se distingue de celle d’argent par sa nature guerrière (l.28-30) : leur hybris
est d’abord militaire, expression de la force brutale, de la vigueur physique et de la terreur
(l.31). La guerre semble les occuper à plein temps, puisqu’ils « ne mangeaient pas le pain ;
leur cœur était comme l’acier rigide » mais Hésiode mentionne pourtant qu’ « avec le bronze
ils labouraient » (l.33). C’est que le bronze, dans la pensée religieuse des Grecs, est lié à la
puissance des armes du guerrier (cuirasse, casque, bouclier) et ne féconde donc pas la terre.
Ici il s’agit d’un rite militaire, pas d’un travail agricole. Ces hommes sont donc entièrement
tournés vers la guerre (l.32-33) qui conduit à leur perte car ce n’est pas Zeus qui les détruit
(l.34-35), mais ils « succombèrent, eux sous leurs propres bras ». Ils n’ont droit à aucun
honneur (l.35-36) et sombrent dans l’anonymat de la mort. J.P.Vernant rapproche cette race
de bronze aux Géants, comme Talos, le gardien de la Crète dont le corps entier est en bronze,
mais qui est issu d’un frêne (l.29). D’ailleurs la Théogonie raconte comment naissent
ensemble « les grands Géants aux armes étincelantes (en bronze), tenant en main leur
javeline (en frêne) et les Nymphes que l’on appelle Méliennes »(v.185-186). On sait aussi que
les Arcadiens, les Thébains ou les Spartiates se disaient descendre de Géants.
La race des héros appartient à la même sphère fonctionnelle, celle du combat militaire (l.3740). Mais elle est plus juste et plus courageuse que la race de bronze : sa dikè se situe donc sur
le même plan militaire que l’hybris du bronze, mais les héros sont des guerriers justes qui
reconnaissent leurs limites et se soumettent à l’ordre supérieur de Zeus. C’est pourquoi celuici leur offre un destin semblable aux dieux (l.45-49) libérés des soucis de leur subsistance.
C’est que dans les mythes grecs, Zeus avait besoin de guerriers pour lutter contre les Titans et
les Géants, afin d’assurer le règne des Olympiens ; les héros correspondraient donc à ces
guerriers serviteurs de l’ordre, les Hécatoncheires, dont la récompense est aussi une place de
demi-dieu dans les « Iles des Bienheureux ». C’est ainsi que l’on peut percevoir, dans l’action
de Zeus, son arrière-pensée politique : associer la fonction guerrière à la souveraineté
politique.
C. La race de fer : le temps des souffrances humaines
Le tableau de la race de fer est déjà évoqué par Hésiode dans le mythe de Prométhée et de
Pandora. Son destin (l.52-54) est marqué par les maladies, la vieillesse, l’angoisse du
lendemain, la mort. Si Pandora n’est pas citée dans l’extrait, c’est bien des maux qu’elle a
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engendré qu’il s’agit : la misère humaine, liée au labeur, à la nécessité de tirer difficilement sa
subsistance de la terre. Il y a donc bien, à partir de la race de fer, une séparation assez nette
entre le monde des hommes et celui des dieux, et le but du poème est de le proclamer.
Mais cette vie des hommes de fer est ambivalente (l.54-55), marquée par quelques bienfaits,
car Zeus a voulu que le bien et le mal soient indissociables. L’espoir demeure, malgré tout,
mais la race de fer s’oppose bien à celle des héros et celle de l’âge d’or qui n’ont pas à se
préoccuper de leur survie terrestre, car le sol est spontanément fécond pour eux, grâce à la
volonté de Zeus. Pour J.P. Vernant, l’agriculteur d’Hésiode (lui-même paysan) doit choisir
entre deux attitudes : la bonne, qui incite au travail pour accroître son bien et respecter l’ordre,
c’est ainsi que Zeus le récompensera par la prospérité. Ou la mauvaise, l’hybris et la révolte
contre l’ordre qui conduit à remettre en cause les valeurs religieuses et sociales : le respect des
dieux (l.60-61), le respect des parents (l.59-61), le respect des serments (l.62-63).
III/ Le regard d’Hésiode sur son temps : la race de fer aux portes de la déchéance ?
A. Un cycle des âges qui tend vers la vieillesse
Le mythe se construit sur des oppositions et sur une destinée dont seul Zeus connaît la fin
(l.55). Mais il y a bien un schéma directeur : la race d’or et d’argent sont marqués par une
vitalité toute jeune (l.6+18-19), celle de bronze et des héros ignore le jeune et le vieux, et celle
du fer est au contraire marquée par un temps vieilli et usé. Quel sens lui donner ? Les races
d’or et d’argent sont éternellement jeunes, comme ils sont royaux. Mais leur valeur
symbolique est opposée, du positif au négatif : les hommes d’or vivent « toujours jeunes » et
quasiment sans mort (l.8) comme les dieux, alors que ceux d’argent sont enfermés dans une
éternelle enfance/adolescence dans laquelle ils se perdent (l.19). Ils ne franchissent donc pas
l’âge mûr auquel les jeunes gens sont soumis à la discipline militaire. Pour les hommes de
bronze et les héros, Hésiode ne précise pas leur âge, mais ils n’ont pas le temps de vieillir tout
comme ils n’ont pas eu d’enfance : ils sont nés adultes pour combattre. Par contre l’âge de fer
est marqué par la vieillesse, la peine et l’usure du travail. A ce temps qui fait vieillir
prématurément les hommes, la perspective n’est guère réjouissante car selon la volonté de
Zeus : « ce sera le moment où ils naîtront avec des tempes blanches » (l.56). L’époque
d’Hésiode est donc encore un temps d’ambivalence, fait de joies et de peines, de jeunes et de
vieux (l.57), mais un jour viendra si l’on cède à la démesure, où la naissance sera inversée en
vieillesse et donc la fécondité impossible.
B. La place de la justice dans le mythe : révélateur des tensions sociales
J.P.Vernant souligne bien que la justice a pris une place centrale dans l’univers religieux
d’Hésiode, sous la forme d’une divinité, fille de Zeus et vénérée dans l’Olympe. Pour lui cette
place doit être rapprochée des transformations de la vie sociale entre le VIIIè et le VIIè en
Grèce. Ainsi un agriculteur béotien peut repenser les vieux mythes pour en rajeunir le sens. Le
mythe des races viserait à édifier le frère d’Hésiode, Persès, à renoncer à l’hybris, à se mettre
au travail et à ne plus chercher querelle à son frère : l’appel au respect des frères, des parents
(l.57-59) peut y faire allusion. Mais l’appel s’adresse aussi aux basileis, chargés de régler les
querelles, d’arbitrer les procès. Ils ne sont pas sur le même plan que Persès, leur rôle n’est pas
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de travailler et Hésiode ne le dit pas (l.9), mais ils doivent respecter la Dikè avec des
sentences droites. Il y a donc un intérêt particulier, et une solidarité étroite dans le mythe,
entre la fonction judicaire des rois et celle de l’agriculteur qui féconde la terre. Le mythe
aurait donc un double message, adressé au cultivateur Persès pour l’exhorter au travail, seul
moyen de résoudre ses dettes et la pauvreté ; mais aussi aux rois-aristocrates vivant en ville,
passant leur temps à l’agora et qui n’ont pas à travailler. Dans le monde d’Hésiode coexiste
effectivement deux catégories, les petits et les grands, les agriculteurs et les rois/aristocrates.
Dans cet univers, la seule valeur qui importe c’est la justice, si elle disparaît le monde sombre
dans le chaos (l.70).
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